LISS KIHINDOU – Pousser encore plus loin mes investigations

Marie-Léontine Tsibinda Bilombo

LISS KIHINDOU – Pousser encore plus loin mes investigations

 

Docteur en littérature, Liss Kihindou fait partie de ces femmes qui nous montrent que diplômes et vie familiale sont tout à fait conciliables. Mariée et mère de famille, elle est également auteure, blogueuse et critique littéraire. Elle a bien voulu répondre à nos questions, pour le bonheur de nos lecteurs.

Vous aviez, le 06 décembre 2022, soutenu votre thèse sur « La poétique des fleuves d’Afrique dans les littératures de langue française », pourquoi ce choix exclusif des fleuves d’Afrique, pas des femmes, des forêts, des feux d’Afrique ou du monde?

J’ai choisi ce sujet, les ‘‘fleuves d’Afrique’’, parce qu’il me laissait entrevoir un monde vaste que j’étais curieuse d’explorer et il m’a conduite effectivement à aborder tous les sujets qui me tiennent à cœur. Ce n’est pas un thème qui exclut les autres sujets comme on pourrait le penser, au contraire parler du fleuve, c’est aussi parler des forêts, de la femme, des luttes, des enjeux socio-politiques du moment, bref du monde d’une manière générale.

Peut-on estimer qu’aujourd’hui, la survie de la planète passe aussi par un discours écopoétique soutenu par la littérature qui sonne le muezzin de la conscience écologique pour un environnement sain, serein, sans déchet toxique, sans sècheresse, sans inondation, sans pollution, sans arme de destruction massive?

Il est urgent, en effet, que l’homme décrypte le discours que délivre la nature, dont le fleuve se fait le porte-voix dans mon travail de recherche. Pourtant, on a l’impression que l’homme se bouche les oreilles pour ne pas entendre et se met des œillères pour ne pas voir ce qui pourrait le déranger. C’est là qu’interviennent les écrivains, pour faire prendre conscience à l’humanité de ses responsabilités, responsabilités aussi bien vis-à-vis de son habitat, le monde, qu’envers ses congénères. Si les rapports avec l’autre sont assainis, s’ils sont libérés du goulot d’étranglement que constitue le profit, c’est la nature tout entière qui en ressentira les effets. C’est en tout cas la vision des poètes de la Fleuvitude, comme je l’ai montré dans ma thèse. Et les membres du jury ont exprimé leur curiosité envers ce nouveau courant, ils sont surtout curieux de voir comment celui-ci compte se saisir des problématiques liées à l’urgence climatique.

Dans votre thèse, vous évoquez également les liens tissés par les auteurs entre les fleuves et la triste réalité que fut la colonisation : qui des fleuves ou de la colonisation a prêté le flanc à l’autre ?

Question intéressante qui me fait penser à l’antériorité entre la poule et l’œuf. Je dirais, dans ce cas de figure, que les fleuves, donc la nature a préséance sur l’homme, elle est un cadeau pour celui-ci qui doit en disposer avec intelligence. Mais l’intelligence a été mise au service de l’exploitation. L’intelligence devrait aller de pair avec l’éthique. Elles paraissent au contraire complètement antagonistes. Celui qui aura usé de toutes les ressources pour se hisser au niveau de ‘‘supériorité’’ qu’octroient le capital et le pouvoir apparaît, aux yeux du monde, comme le plus ‘‘respectable’’, le plus craint. Or les moyens utilisés pour parvenir à ce niveau de ‘‘respectabilité’’ passent, bien souvent, par un comportement contraire à l’éthique.

Pouvons-nous penser que Cœur d’Aryenne, (1953),  premier roman congolais de Jean Malonga et L’Anté-peuple, roman de Sony Labou Tansi, ont fait partie de vos choix de lecture ? L’évocation de la puissance des fleuves dans ces romans est extraordinaire ! Quels sont les autres ouvrages qui ont motivé et guidé vos choix pour parler de cette poétique des fleuves d’Afrique dans ces littératures de langue française?

Le Corpus sur lequel j’ai travaillé est extrêmement vaste, je dirais même qu’il était ‘‘ouvert’’. Cœur d’Aryenne et L’Anté-peuple y figurent, effectivement. Mais il y a bien d’autres œuvres, comme Le Feu des origines d’Emmanuel Dongala, La Source de joie de Daniel Biyaoula, Ngando de Lomami Tshibamba, Ténèbre de Paul Kawczak, Lady Boomerang de M.L. Tsibinda ou les oeuvres d’E.-F. Faignond. Les recueils de poésie alimentent également mon corpus. J’étudie des poètes comme Hamidou Sall, Tchicaya U Tam’si, Tati Loutard, Aimé Eyengué, Aimé Césaire, Gabriel Okoundji, Laurent Hospice Mabanza, Cheryl Itanda… Je ne puis citer tous les auteurs. Mais, pour vous donner un ordre d’idée, j’analyse ou je cite plus de cinquante œuvres narratives (romans, nouvelles, récits) et plus de trente poètes dans ma thèse.

Votre livre sur la fleuvitude, un prélude à la préparation de votre thèse ? Les fleuves d’Afrique, fleuves porteurs de vie?

En effet, en 2016, j’ai fait paraître chez L’Harmattan Négritude et Fleuvitude, qui annonçait le travail auquel j’allais m’atteler. C’est à cette époque que je me suis inscrite en thèse. Je voulais comprendre pourquoi les fleuves d’Afrique, le fleuve Congo en particulier, constituaient la source d’une littérature qui se distingue par son abondance, sa diversité et sa richesse ; j’observai qu’ils avaient même donné naissance à un courant, la Fleuvitude. Quels liens ce courant entretenait-il avec la Négritude ? Ces interrogations qui ont guidé le choix de mon sujet de thèse m’ont entrainée plus loin que je ne le pensais, comme je l’ai déjà dit, si bien que ma thèse comporte cinq parties :

  • Première partie : Au cœur de l’Histoire
  • Deuxième partie : Fleuve et Mystères
  • Troisième partie : Le Fleuve et la Mort
  • Quatrième partie : Au cœur de l’identité
  • Cinquième partie : La Fleuvitude Une des vues du majestueux fleuve Congo

Les fleuves m’ont surprise par leur vitalité dans la littérature, plutôt dans LES littératures car j’étudie des auteurs qui relèvent de différents espaces géographiques.

L’eau, dans votre discours, dit-elle le commencement de toute vie comme l’eau où baigne l’enfant avant de venir au monde?

Tout nous ramène à l’eau. L’eau est l’expression du matin du monde, des origines, comme vous le dites si bien en évoquant l’environnement liquide dans lequel se développe l’enfant avant sa naissance. L’eau est aussi, je l’ai découvert durant mes recherches, l’expression de la connaissance. Les œuvres de Lomami Tshibamba, pas seulement Ngando mais aussi la Légende de Londema, suzeraine de Mitsoué-ba-Ngomi, le montrent bien. Ces œuvres développent même la confrontation des connaissances, connaissance de l’homme blanc contre confrontation de l’homme Noir. Cette confrontation peut se lire à travers le regard, comme on le voit dans Le Feu des origines, en particulier dans la scène où le héros Mandala-Mankunku et le premier colon arrivé dans son village s’affrontent dans un duel de regards. D’ailleurs l’œil, qui nous permet de voir, est aussi un organe auquel l’eau est nécessaire. L’eau et la connaissance. Le fleuve et la rencontre de deux mondes. Ce sont des sujets que je développe dans ma thèse.

Qu’aviez-vous ressenti, Liss Kihindou, quand la décision du jury qui a examiné votre travail a été énoncée : «Le jury réuni vous déclare digne de recevoir le titre de Docteur en Littérature francophone».

C’est vraiment un moment d’émotion, de soulagement surtout. Je me suis sentie comme une personne qui avait une mission et qui l’a accomplie. Mais au moment même où on se dit « mission accomplie », on s’aperçoit que, pour être accomplie, elle n’est pas pour autant terminée. Ce travail m’invite à pousser encore plus loin mes investigations, à voir comment ce thème est développé par exemple chez les auteurs anglophones. Bref, la recherche me passionne, mais elle exige d’innombrables heures de travail.  

Aujourd’hui, vous n’êtes pas que Docteur en littérature francophone, vous êtes épouse et mère de famille, écrivaine et critique littéraire : comment arrivez-vous à gérer toutes ces casquettes avec une si grande aisance ?

Ce n’est pas évident, au quotidien, de concilier toutes ces activités qui demandent, chacune, du temps. Il faut jongler sans cesse pour que personne ne se sente négligé. Il est impératif d’établir un planning, avec un ordre des priorités. Celles-ci varient selon les jours ou les semaines. Si l’un de mes enfants a besoin de mon assistance, de ma présence pour une raison ou une autre, il va être ma priorité du moment. Si leur papa réclame ma présence, je mets en suspens le reste pour répondre à son besoin. Si j’ai un chapitre à terminer dans les heures ou les jours qui viennent, mes proches comprennent que cette fois c’est moi qui ai besoin de leur assistance pour tout ce qui concerne la bonne marche de la maison, ils se chargent de tout ce qui est dans leurs compétences pour que moi je puisse terminer mon travail. On ne peut donc réussir à jongler qu’avec un compagnon et des enfants qui se montrent compréhensifs et collaboratifs, et sur ce point, je peux dire que j’ai beaucoup de chance.

Des conseils, des souhaits pour des femmes qui veulent faire comme vous ?

Chères consœurs, ne dites pas : « Quand j’aurai du temps, je ferai ceci ou cela ». Si quelque chose vous tient particulièrement à cœur, mettez tout en œuvre pour réaliser votre projet ou du moins pour préparer les conditions de sa réalisation. Pensez à vous, ne pensez pas seulement aux autres. La femme se sacrifie souvent pour les autres, comme je le montre dans L’image de la femme à travers 25 auteurs d’Afrique. Puis vient le temps où tous ceux pour qui elles se sont sacrifiées l’abandonnent ou méconnaissent même ce qu’elles ont fait pour eux. Je ne dis pas qu’il ne faut plus travailler au bonheur des autres, je dis que, tout en se mettant en quatre pour le bien-être des autres, il ne faut pas s’oublier soi-même et travailler aussi à son propre épanouissement, en faisant ce qui nous plaît. Faites en sorte que le futur ne vous réserve pas que des regrets, parce que vous auriez laissé passer le temps où vous auriez pu mener à bien tel ou tel autre projet.

QUELQUES LIVRES DE LISS KIHINDOU ET ANTHOLOGIES OÙ SON NOM ES MENTIONNÉ 

         Propos recueillis par Marie-Léontine Tsibinda Bilombo