JEAN KABUTA – Le kasàlà… une école où l’on apprend à mieux s’aimer et aimer l’autre

Jean Kabuta, nous parle du « Kasàlà, l’art de la célébration », dans Albertine Tshibilondi Ngoyi (dir.), Ensemble construire l’interculturel. Perspectives Africaines, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 49-73. Cet ouvrage collectif est une ode intime à la rencontre de soi, la rencontre de l’autre.
Parlez-nous de vous…
Vaste question ! J’ai présenté ma biographie jusqu’à 20 ans dans un ouvrage publié en 2009 et intitulé « J’ai été Troubadour du roi Baudouin ». Pour résumer : Je suis né à Kamina (RDC) en 1947. En 1958, je me suis rendu à Bruxelles, au sein de la chorale appelée « Les troubadours du roi Baudouin », à l’occasion de l’Exposition Universelle de Bruxelles. En 1960, au lendemain de l’indépendance, je suis allé passer quelques mois à Anvers. En 1962, je suis retourné à Bruxelles, cette fois, pour y poursuivre mes études secondaires. Ensuite, j’ai fait des études d’instituteur, suivies d’une licence en langues germaniques (ULB) et d’une licence en linguistique africaine (ULB). Pendant que je faisais la linguistique, j’enseignais le néerlandais et l’anglais à l’école secondaire. Dans ma quarantaine, j’ai fait un doctorat en linguistique africaine (ULB), alors que j’étais chargé de cours à l’université de Gand, où je suis devenu professeur après ma soutenance de thèse. J’ai pris ma retraite en 2010. J’avais commencé à animer des ateliers de kasàlà pendant que j’enseignais à Gand. Au début, je parlais seulement du kasàlà de soi, que j’appelais « autolouange ». J’ai fait un premier atelier de kasàlà à Ottawa en 2010 et, en 2012, j’ai été invité à l’UQAR. En 2013, j’ai décidé de m’établir au Canada, pour y continuer ma retraite.
Dans le livre « Ensemble, construire l’interculturel », vous dites : « Nous venons tous d’ailleurs », comment construire cet ailleurs dans une terre étrangère sans se sentir déposséder de ses racines africaines ?
Je me perçois avant tout comme un être humain, au même titre que ceux que je rencontre en Afrique, en Europe ou en Amérique du nord. Ce que j’amène ici a beau venir d’Afrique, c’est avant tout une expérience humaine, c’est-à-dire accessible à mes semblables humains. Je me nourris chaque jour de mon héritage. Ce que j’essaie de faire à travers mon travail en Amérique du nord, c’est de ne pas « manger tout seul », mais de partager ce que l’Afrique m’a légué de plus précieux et que j’ai contribué à développer. À propos, depuis l’année dernière, j’interviens de plus en plus dans les écoles, sans compter l’université et le milieu carcéral. Mon souci à l’heure actuelle, c’est de former une relève constituée d’Afro-descendants et de Québécois, et je me réjouis qu’il y ait autour de moi de plus en plus de praticiens du kasàlà. Le reportage suivant vous donne une idée de mon activité : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1169797/vivre-ensemble-kasala-art-oratoire-africain-rimouski-jean-kabuta
Non, je ne sens nullement le risque d’être dépossédé de mes racines. Au contraire, j’en sens plus que jamais la force, comme je sens la nécessité et la responsabilité d’en faire bénéficier mes semblables canadiens. Je me surprends quelquefois à susurrer : « C’est ici que tu dois œuvrer, c’est ici que tu dois être ! » La situation est d’autant plus claire pour moi qu’avant d’arriver ici, j’ai beaucoup travaillé en Afrique, à travers divers projets. Voici « La Nourrisse », qui dit ce que les mots ne peuvent dire (notez que mes noms de force Ntalaja et Bênyì, reçus de mes parents, signifient « Pacificateur » et « Etranger ») :
Je m’appelle Ntalaja Bênyì Je réside à Rimouski
où l’on m’appelle Jandhi Je suis ce que je proclame
C’est la raison pour laquelle je travaille sans répit
pour façonner ma parole Ensuite elle me propulse
Je suis né dans un pays où l’on fixe un pique-nique
à une branche en forêt pour le passant quel qu’il soit
Cela s’appelle ubuntu C’est la valeur cardinale
mère de toutes les autres Elle sculpte la parole
Telle est la philosophie que j’ai bue avec le lait
de celle qui m’a nourri au cours de mes premiers mois
Dans le chaos de ma vie j’ai quelquefois rencontré
des êtres pleinement bons là où mes pas m’ont porté
Cette nourrisse précieuse m’a longtemps perdu de vue
Elle n’a pas eu le temps de me bercer m’élever
Quand elle m’a retrouvé j’étais jeune adolescent
C’était Ndaayà ma mère et elle m’a appris ceci :
Pour se mouvoir ici-bas l’Umuntu doit toujours être
propre au-dedans au-dehors Son esprit doit être un temple
ou une chambre sacrée où ne pénètre quiconque
où il traite sa parole qui le dirige à son tour
Jeune adulte je me mets en quête de senteurs d’antan
de la sensation exquise d’être aimé totalement
et de la joie indicible de vivre avec ceux qu’on aime
Ces parenthèses sublimes appartenaient au passé !
Blanchiment de ma personne Retour en terre natale
Voilà que je me fourvoie entre les deux continents
Je suis un paquet de peurs Je fais fi de mes talents
Je me surprends à douter au milieu du labyrinthe
Par rapport à mon enfance je ne suis plus en souffrance
J’ai seulement des séquelles comme la peur dans le ventre
du bébé loin de sa mère et d’autres insuffisances
Mais j’en ai fait des tremplins grâce auxquels je gagne l’air
Ainsi vint le kasàlà ou art de se redresser
Le Poème-qui-transmute pénètre dans tout de moi
Mon discours intime éveille la conscience et l’énergie
Ma vie s’écrit comme un texte dont je suis l’auteur joyeux
Entre-temps viennent au monde Ntùmbà Cìbaadìkòngù
Ndaayà Mère-de-Noah Lelààyì Mère-de-Zoé
Et Kambalà Mandela mes précieux enfants-amis
Ils ont d’autres noms encore Je suis comblé je rends grâce !
Quelles initiations ! J’arrête l’itinérance
Je finis par rencontrer l’alliée au cœur fleuri
Alors le sens l’espérance se déploient éblouissants
L’ubuntu c’est donc aussi l’art d’accueillir l’impensé
Notre Ancêtre-Primordial c’est Le-Transcendant-sans-nom
Auteur-des-fleurs-et-des-mers Moteur-de-tout-ce-qui-bouge
Source-de-toute-énergie- et-du-cosmos-sans-confins
Mystère-qu’on-sent-souvent- dans-les-vibrations-fugaces
Tout ceci n’est qu’un partage d’expériences intimes
Il n’y a pas de théorie et il n’y a pas de débat
Car il n’y a rien à défendre ! Pourquoi l’humain danse-t-il ?
Quel est le sens de la danse ? Il vaut mieux entrer en piste !
Pour rendre le vivre ensemble plus harmonieux pour tous vous avez apporté au Canada, votre part de kasàlà, que veut dire ce mot pour ceux qui le découvrent pour la première fois ?
J’ai apporté mon meilleur héritage. Le mot « kasàlà » désigne, en langue cilubà (RD Congo), la poésie panégyrique, très répandue en Afrique subsaharienne, sous différents noms. Dans les langues d’Afrique australe (zulu, xhosa…), c’est ce qu’on appelle « izibongo ». En kiswahili : « tondozi », en yoruba : « oriki », etc.
Le kasàlà contemporain est un récit poétique, à caractère rituel, proclamé devant un public témoin.
- Il célèbre la vie dans l’Umuntu (ou Muntu), la Personne, et la nature et enseigne l’Ubuntu (ou Buumùntù), philosophie de la relation. Selon celle-ci, « La Personne n’existe qu’à travers les autres »
- Les noms propres réels et fictifs, sous forme de noms de force, y sont abondants. La profusion de ces noms crée une impression de présence humaine
- Il est une école de la résilience, de l’émerveillement et de la gratitude, et vise un meilleur vivre-ensemble
- Il est un moment où la personne « s’arrête, pour que son âme la rejoigne »
- Il est non seulement art de célébrer, mais aussi pratique de la joie (malgré la souffrance) et création de sens
- À travers ses différents procédés, notamment la métaphore et le rythme – source de mouvement –, il convoque les différents plans de l’être. C’est par ce biais que le public entre en résonance avec le poète et qu’ils vibrent ensemble.
Peut-on parler du kasàlà comme la geste africaine par excellence ?
En vertu de la définition du kasàlà donnée au point précédent, je ne l’affirmerais pas, même du kasàlà traditionnel. Par ailleurs, je ne vois pas la nécessité de rechercher en Afrique des catégories littéraires occidentales. Mais je laisse la question en suspens et continue d’y réfléchir.
Existe-t-il dans le rituel du kasàlà, une pyramide à monter pour arriver dans le cocon d’une joie simple et durable ?
Le kasàlà est pratique de la joie. Dans la mesure où il m’enseigne l’attitude évoquée dans l’extrait ci-dessous, il me libère de mes entraves et de moi-même.
Mon nom est Bênyì Celui-qui-vient-d’ailleurs
Je proclame mes noms de force et ceux des autres
Homme-de-peu-de-mots- en-perpétuelle-métamorphose
Je suis devenu assez libre pour confesser mes imperfections
Pour rire de moi-même et pour célébrer celles et ceux
Avec qui j’entretiens des relations conflictuelles
Je ne sais pas s’il y a une pyramide à gravir. Je sais seulement qu’il y a une invitation à devenir chaque jour un meilleur humain que la veille et cela, jusqu’à notre dernier souffle. Je sais par expérience combien il est difficile d’aimer chaque jour, depuis le matin jusqu’au soir. Le kasàlà, tel que nous le pratiquons aujourd’hui, est justement une école où l’on apprend à mieux s’aimer et aimer l’autre. Le résultat de ce travail assidu sur soi est la joie, de plus en plus abondante, de plus en plus permanente, malgré la présence de la souffrance. Je l’expérimente et il me semble que je réussis à faire vivre aux autres cette expérience, qu’ils soient noirs, rouges ou blancs. Je me sens d’ailleurs béni de passer ma retraite à créer et à transmettre la joie. Mais comme je le disais ci-dessus :
Tout ceci n’est qu’un partage d’expériences intimes
Il n’y a pas de théorie et il n’y a pas de débat
Car il n’y a rien à défendre ! Pourquoi l’humain danse-t-il ?
Quel est le sens de la danse ? Il vaut mieux entrer en piste !
Le kasàlà peut-il être une thérapie pour guérir certains maux ?
N’étant que linguiste et poète, je n’émets aucune théorie à ce sujet. Il serait intéressant d’interroger des thérapeutes familiers du kasàlà. Peut-être devons-nous attendre une thèse de doctorat sur cette question ! En attendant, je constate que le kasàlà façonne notre discours intime et, du coup, améliore l’estime de soi, apprend à ceux qui le pratiquent à se redresser, à trouver leur voix et leur parole (comme le montre, par exemple, Elyse Argouarc’h dans son mémoire de maîtrise à l’UQAR). Je pourrais écrire un livre sur les effets thérapeutiques et préventifs du kasàlà. J’ai des échanges intéressants avec des médecins et des thérapeutes. Eux pourraient répondre adéquatement à cette question. Quant à moi, je peux seulement dire :
Il y a les spectacles extérieurs
accessibles aux citoyens en liberté
Il y a aussi les spectacles intérieurs
Chacun de nous porte en soi un univers
riche d’images de couleurs de sensations
riche de symboles de senteurs d’émotions
et autres musiques et vibrations subtiles
reflets tangibles copies fidèles de vécus
Ces substances variées prennent racine
dans notre psyché cet organe immatériel
théâtre de phénomènes délicats complexes
liés autant à l’inconscient qu’au conscient
C’est là qu’est forgé notre discours intime
moteur de nos actions et de notre posture
Quel que soit son aspect physique
Chacun est capable d’y avoir accès
Il est capable de les animer à sa guise
de s’appuyer sur les plus constructives
Il est capable de s’extraire radicalement
à la dictature du visible et du mesurable
ainsi qu’au jugement de son semblable
Il est capable de créer ici son paradis !
Tout cela moyennant un travail sur soi
Le kasàlà a-t-il une incidence sur l’âge de la personne qui le vit ?
Je travaille avec des gens de tous les âges. Pratiquement, j’ai animé des ateliers pour des enfants de 4 ans et des octogénaires. Bien entendu, avec les enfants, je fais davantage de la sensibilisation au kasàlà, en m’appuyant sur des contes choisis. Par ailleurs, devant la détresse observée dans la jeunesse québécoise, je crois qu’il est avantageux de l’initier de bonne heure à la pratique de la joie. Pour le reste, il faut attendre des études sur cette question.
Un message à nos lecteurs ?
Je réponds avec plaisir à ces questions pour deux raisons : d’une part, je perçois un réel intérêt à comprendre, d’autre part, elles enrichissent mes réflexions sur un petit ouvrage que j’envisage de publier, et qui répondrait aux questions fréquemment posées sur le kasàlà.
Je saisis l’occasion pour rendre hommage au département de psychosociologie de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), qui contribue énormément à la pratique et à la diffusion du kasàlà au Québec. Depuis l’année dernière, l’UQAR met à ma disposition des stagiaires ayant pour mission d’observer et d’étudier ma pratique, tout en apprenant le métier d’animatrices de kasàlà. Sachez que Fayard vient de publier un « Dictionnaire enjoué des cultures africaines », où vous trouverez un article intéressant sur le kasàlà contemporain.
Enfin, je vous souhaite une bonne lecture du « Kasàlà, l’art de la célébration » publié dans « Ensemble, construire l’interculturel », dirigé par Albertine Tshibilondi Ngoyi, à l’occasion des 10 ans du Centre d’Études Africaines et de Recherches Interculturelles (CEAF&RI).
Jean N.S. Kabuta
+1 418 730 4602
Propos recueillis par Marie-Léontine Tsibinda Bilombo
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