Un petit frère, de Leonor Serraille
Un petit frère, de Leonor Serraille
Des héros du quotidien
PUBLIÉ LE 31 JANVIER 2023 | OLIVIER BARLET OLIVIER BARLET | CRITIQUE
En sortie le 1er février 2023 dans les salles françaises, Un petit frère a été présenté en compétition officielle au Festival de Cannes de mai 2022. Leonor Seraille y avait déjà présenté en 2017 à Un certain regard son premier long métrage, Jeune femme, puissante éloge de l’indocilité qui avait obtenu la Caméra d’or. C’est également une femme insoumise qu’Annabelle Lengronne incarne ici, mais le film est beaucoup plus romanesque. Rose est confrontée aux réalités de la vie avec ses deux garçons qui vont devoir gérer eux aussi leur inscription dans la société française. Un beau film, subtil et émouvant.
Un petit frère démarre à la fin des années 1980, lorsque Rose arrive de Côte d’Ivoire et emménage en banlieue parisienne avec ses deux fils de 10 et 5 ans, Jean et Ernest. Nous les suivrons jusqu’à nos jours. Dans cette approche du cinéma, le scénario est établi au départ mais il reste un canevas que l’on adapte voire bouleverse au moment des répétitions et du tournage à la faveur de son appropriation par les acteurs, même non-professionnels. Comme le rappelle Ryûsuke Hamaguchi en référence à John Cassavetes, « les dialogues ne sont pas l’évangile ». C’est parce que le geste de création du film est un espace de liberté qu’il sonne aussi juste ensuite à la vision.
Dans une culture où les choses ne se disent pas facilement, chaque regard, chaque geste compte, qu’il faut trouver spontanément. Il est frappant qu’Un petit frère comporte nombre de passages poétiques, inutiles à l’action mais qui, conservés au montage, installent une sensation romanesque et donc une relation aux personnages. Rose, excellente Annabelle Lengronne, n’est pas facile à cerner : elle échappe aux stéréotypes. « Je n’appartiens à personne », dit-elle : femme libre, elle est plus insoumise que mère courage ou mère indigne. « Sa valise de douleurs ramenées du pays, elle l’a gardée secrète », dit Ernest, le petit frère du titre, en voix-off en début de film : on connaît mal son histoire, ces deux autres enfants laissés au pays, les raisons de son départ, mais on devine que derrière ses secrets se cache une soif de vivre qu’elle ne pourra que partiellement remplir dans sa vie en France. Trouver un partenaire est complexe, entre celui que voudrait imposer la famille et ceux qu’elle rencontre elle-même malgré toutes les obligations liées aux enfants. Avec eux comme avec elle-même, elle est très exigeante, ils ont l’obligation de réussir, ils sont condamnés à l’excellence. Le risque d’un tel poids est la dépression lorsqu’il faut en plus s’adapter à un espace culturel différent. Ernest écope sans pouvoir le formuler de tout ce qu’ont vécu sa mère et son grand frère Jean (adulte : Stéphane Bak, jeune : Sidy Fofana). Il en développe une très touchante mélancolie, remarquablement incarnée par Ahmed Sylla (jeune : Kenzo Sambin).
Sans doute est-ce la complexité et l’épaisseur de ces personnages qui permet à ce film de nous émouvoir à ce point, dans ce que nous percevons de la construction de la douleur qu’ils subissent à la fois dans la constellation familiale et dans la société. Lors de sa conférence de presse à Cannes, Léonor Serraille a insisté sur sa volonté d’ouvrir les scènes, pour que cette douleur ne soit pas figeante mais qu’une perspective puisse se dessiner. Après la projection dans la grande salle, elle a fait comprendre que cette histoire provenait de son compagnon et, en le regardant dans les yeux, qu’il était important de laisser le passé pour se projeter dans l’avenir. Effectivement, le film n’est pas plombant, malgré la dureté des situations. Dans l’écart qu’il pose avec le réalisme, dans sa façon de se penser au présent, dans l’éclat qu’il donne à ses personnages qui en deviennent des héros du quotidien, il respire les possibles.
africultures
Article n° 14 du zoom Festival de Cannes 2022
Précision du hasard, entretien avec Ryûsuke Hamaguchi, in : Cahiers du cinéma 786, avril 2022, p. 15.
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