JEAN-BLAISE BILOMBO SAMBA – Un avenir de justice et de liberté !
Jean-Blaise Bilombo Samba, poète né et résident au Congo est marié et père de famille. Il est fils et petit-fils d’instituteurs, donc on peut dire qu’il a atterri dans un univers de livres. Il a suivi l’ensemble de ses études primaires et secondaires à Brazzaville, capitale de la République du Congo. Il a grandi dans le quartier Moungali où son père avait sa première maison, rue Lénine, entre deux bras de Madoukou Tsékélé, le ruisseau qui arrose Brazzaville. Après le bac D, il a fait des études de pharmacie à l’université de Dakar et une spécialisation en science de l’environnement. Aujourd’hui, il travaille à Brazzaville en qualité de pharmacien-chef d’entreprise et y participe avec d’autres, à un certain nombre d’initiatives civiques et culturelles.
Votre vie est une vie qui navigue entre science et culture : comment arrivez-vous à concilier ces vies ensemble ?
Toute vie humaine navigue entre culture et horizon de spécialisation pour chacun de nous. Culture d’abord parce qu’on appartient dès le départ à une famille, à un univers anthropologique et qu’on est dès sa prime enfance dans un socle de valeurs à partir desquelles on appréhende le reste du monde. Puis s’impose un parcours d’existence et d’apprentissage plus ou moins linéaire au cours duquel on fonde des choix en fonction des opportunités et des rencontres. Ce parcours également nous emmène à saisir les nuances de l’altérité à travers tolérance ou rejet, partage ou conflit. En tout état de cause, la confrontation aux savoirs et à la pluralité des mondes et des cultures détermine pour chacune et chacun de nous les influences majeures qui vont in fine esquisser nos axes d’identification, de spécification et d’accomplissement de notre projet d’existence.
Aussi pour moi, pharmacien et environnementaliste, le principe de rationalité est plus important que le désir de croyance. Des fondamentaux scientifiques constituent dès lors un nouveau substrat sur lequel s’appuie le dialogue avec l’altérité polymorphe du monde.
L’Homme adépendant n’est pas votre première publication car la première est Témoignages, quelles conclusions tirez-vous de Témoignages à L’Homme adépendant ?
L’Homme adépendant constitue en effet ma cinquième somme poétique. Après Témoignages (JP Osvald, 1976), il y a eu Hors la nuit (L’Harmattan, 1993), Élégies libertaires (Lemba, 2003) et Brûleur d’ombres (L’Harmattan, 2003).
Comme vous pouvez le constater, il y a 17 ans de distance entre Témoignages et Hors la nuit, et 10 ans de distance entre Hors la nuit et les deux ouvrages suivants. Aussi, ce qui me caractérise c’est le refus de toute précipitation ainsi que le respect d’une certaine respiration biologique et sociale davantage dans mon rythme d’assemblage final des projets même et de créativité au quotidien demeure plus ou moins régulière. Car écrire un poème est un acte assez répétitif au fil des jours mais construire un livre en est un autre plus contraignant et faisant appel à d’autres qualités esthétiques et d’organisation.
Dans le cas qui nous occupe à savoir la sortie chez L’Harmattan de L’Homme adépendant, 17 ans après Brûleurs d’ombre. Les raisons de cette distance parfois incompréhensible pour beaucoup réside dans la volonté de proposer une véritable fin d’étape. Je peux en effet affirmer que L’Homme adépendant vient clore le projet militant et citoyen amorcé avec Témoignages, près de 50 ans plus tôt. C’est alors peut-être le lieu d’annoncer que mes prochaines propositions poétiques prendront davantage le parti d’une expression anthologique et personnelle même si le citoyen en moi continuera à se projeter comme « existant libre ». De même, je vais essayer de me faire violence et d’accélérer ainsi le rythme de parution de mes prochaines sommes poétiques. Par exemple, dans les cinq prochaines années, d’ici 2025, je dois pouvoir proposer trois à quatre nouveaux titres et dégager ainsi l’horizon de mon tout dernier round de création.
Pouvez-vous résumer pour nos lecteurs les titres suivants : Brûleurs d’ombre, Hors la nuit, Élégies libertaires et Témoignages ?
Voyez-vous madame, c’est là un exercice difficile auquel vous me contraignez. Cependant, autant qu’il est possible en quelques mots de donner une idée organique de chacun de ces titres, je pourrais très rapidement avancer ce qui suit :
Témoignages : J’ai 19 ans, j’écoute et observe le monde. Le jeune militant lycéen que je suis s’ouvre à une altérité problématique entre crises sociales au quotidien dans les quartiers, grognes et grèves lycéennes, soubresauts politiques et échos alarmants de la guerre du Vietnam. Comment parler de fleurs et d’abeilles dans un tel contexte ? Je signale que la préface d’Henri Lopes date de 1971.
Hors la nuit : Les crises et soubresauts vécus dans Témoignages ont-ils accepté le clap de fin ? Assurément, non. Je suis à Dakar, expérimentant une accélération d’altérité dans ce pays enraciné et cosmopolite à la fois, et suivant les bruits du continent jusqu’au Cap de Bonne Espérance. Je suis également citoyen de Gorée en proie à la mémoire de l’irréparable esclavage. Je suis enfin un étudiant en pharmacie qui investit beaucoup de son temps dans les musées, les théâtres et les bibliothèques tant l’offre culturelle est infinie dans la capitale sénégalaise. Oui cela justement donne à construire, en conséquence, la conscience d’un refus irrémédiable de tout obscurantisme car l’esprit critique s’installe à son niveau d’incandescence le plus insubordonné.
Brûleur d’ombres : C’est ici l’expression d’une construction architecturale patiente et validée à chaque étape. Un livre comme j’aimerais en faire d’autres entre émotions sentimentales et responsabilité citoyenne au sens le plus éthique.
Élégies libertaires : Je puis dire sans risque de me tromper que la somme poétique Élégies libertaires est une manière de sismogramme de ma créativité. Tous mes thèmes de prédilection s’y retrouvent cohabitant avec mon grand désir d’immersion dans la fraternité de la patrie plurielle des poètes, anciens comme nouveaux, d’Afrique autant que du reste du monde.
Pourquoi L’Homme adépendant pas indépendant ? Est-ce un néologisme de votre part, un souvenir, une évocation ?
En 1982, j’ai lu une interview de l’écrivain, dramaturge et poète Aimé Césaire, dans le magazine Jeune Afrique, c’est lui qui a employé à ma connaissance, pour la première fois le concept de « adépendance », qui selon lui, exprimait une plus forte radicalité dans le refus de toute exploitation de l’homme par l’homme. Je suis parti du néologisme proposé par cet écrivain exemplaire pour tirer et adopter à mon tour, l’adjectif qualificatif « adépendant ». Ce qui m’a permis de formuler le titre « L’Homme adépendant ». Je dois avouer que la lecture du concept d’ « adépendance » a cinglé dans ma conscience comme une gifle pour un réveil sans retour en arrière. Ce concept m’a installé dans une dimension de progression au-delà de la réalité même des indépendances octroyées à nos pays en 1960. J’ai reçu ce concept d’« adépendance » comme une injonction supérieure de saisine de soi pour une projection au-delà de toute frontière cognitive, territoriale, raciale, religieuse, idéologique même pour se construire en homme libre et authentique. Ce n’est ni un jeu, ni une coquetterie, mais un enjeu d’existence et de responsabilité citoyenne et éthique.
Vous avez construit L’Homme adépendant à l’image d’une pièce de théâtre avec des actes et des palabres-poèmes comme des scènes : dans quel but ?
Ce dispositif scénographique et quasi architectural m’a été inspiré par ma fréquentation de la compagnie des metteurs en scène de notre pays qui vont me convaincre de ce que le théâtre est cet art concret qui permet d’incarner la vie d’un texte. En effet, un texte, quel que soit son genre littéraire : conte, nouvelle, poème, récit dramaturgique reçoit un surcroît d’âme et d’énergie avec son passage à la mise en scène et en voix à travers des comédiens, face à un public en attente d’émerveillement et d’émotions fortes.
Le but visé ici, consiste à proposer une continuité nerveuse et émotionnelle aux lecteurs à travers les trois temps aristotelicien déclinés sur le rythme d’une courbe de Gauss à savoir : trois mouvements poétiques dans l’acte 1, six dans l’acte 2 et à nouveau trois mouvements lyriques dans l’acte 3. Ces mouvements étant, bien entendu, des palabres-poèmes.
Pourquoi palabres-poèmes ?
La palabre, chez les bantous que nous sommes, représente une manière d’échange verbal de conversation et de dialogue. Elle permet à grand renfort d’allusions, d’images et de métaphores et de proverbes d’obtenir un consensus en conclusion de toute situation en débat puis en délibération. Aussi, à la manière de cette palabre de chez nous, la palabre -poème est une manière de structuration de la proposition poétique qui dans un souffle plus ou moins lent recourt à un dispositif narratif avec dramaturgie intégrant en plus du ternaire aristotelicien des charnières d’identification de la progression du récit, une montée des interrogations jusqu’au climax et enfin une retombée sur une conclusion porteuse de consensus. Sinon d’une perception plus large des choses qu’à l’entrée du poème.
Un demi-siècle pour construire cet ouvrage : un demi-siècle de convulsions politiques, sociales, et culturelles ?
Certes, prêt d’un demi-siècle pour concevoir cet ouvrage et comme chacun peut le constater, les temps ne se sont illustrés en aucune manière par une tranquillité sociale, psychologique et culturelle. L’Homme adépendant représente bien comme indiqué plus haut, le sismogramme de cette longue parenthèse de bruit et de fureur dans le Bassin du Congo.
Les thèmes de la liberté et de l’égalité sont-ils une ardente quête personnelle, congolaise, africaine et mondiale ?
Il n’y a rien de singulier et de spécifiquement congolais dans toute quête de liberté et d’égalité. C’est, me semble-t-il une quête humaine, universelle, et de tous les temps.
Prenez Antigone de Sophocle, écrit en quatre cent quarante-trois avant notre ère, n’est-ce pas dans ce texte l’exigence d’une volonté de liberté et d’autonomie ? Je pourrais encore citer La Tempête de Shakespeare et plus proche de nous, Combat de nègres et de chiens de Bernard Marie Koltès et pourquoi pas Je Soussigné cardiaque de Sony Labou Tansi, toutes ces propositions dramaturgiques mettent en situation la double question de l’égalité et de la liberté.
Vous pourrez m’opposer l’idée qu’il ne s’agit là que d’exemples tirés de la création théâtrale, ce pourquoi je vous renverrai à l’essentiel de la parole des poètes surréalistes, notamment André Breton, Desnos, Éluard et René Char. Mais aussi pour l’essentiel, la parole des poètes d’Afrique et des Caraïbes. Ainsi, du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, de Épitomé de Tchicaya U Tam’ Si, et dans l’écho même de notre proximité : Magie de Léopold Congo-MBEMBA et La tourterelle chante à l’aube d’une certaine Marie-Léontine Tsibinda.
Que signifie le changement pour L’Homme adépendant ?
Si l’« adépendance » comme l’affirme Césaire est le refus de toute exploitation de l’homme par l’homme, nul doute que le qualificatif d’« adépendant » porte une exigence morale et éthique de changement, en ce qu’il postule au déplacement de toute habitude d’installation des formes d’inégalité, d’iniquité et de relation léonine. Il y a, et c’est ma conviction, dans le qualificatif d’« adépendant » un profond désir de renversement de la table des accoutumances d’échanges inégaux au bénéfice du plus grand nombre et du Bien commun.
L’Homme adépendant, des rêves neufs pour une Afrique toujours debout face à la récurrence de l’oppression coloniale ?
Ce qui m’intéresse et me mobilise au plus haut point, c’est le combat perpétuel contre toutes les formes d’exploitation, contre toutes les formes d’enfermement, contre toutes les formes d’obscurantisme sur la terre des hommes, qu’elles soient endogènes ou exogènes.
Peut-on dire que L’Homme adépendant est une racine congolaise, comme disait le poète Tati-Loutard et une gerbe internationale tant la lutte pour les libertés est fondamentale en chaque être vivant sur la terre ?
La somme poétique L’Homme adépendant n’est ni une racine congolaise, ni une gerbe internationaliste. Elle donne à lire et à vivre un itinéraire aventureux d’existence, de résistance et d’espérance, dans la recherche, chaque jour un peu plus incarné d’un chemin axial vers plus de citoyenneté, d’équité et de fraternité. Bref, c’est ici un parcours existentiel entre mémoire et horizon. Très certainement, ces palabres-poèmes peuvent toucher le sujet anthropo-social autant que tout autre humain s’affirmant comme citoyen du monde.
Et si vous deviez donner une devise à L’Homme adépendant : quelle orientation porterait-elle ?
Je pourrais formuler deux ou trois propositions qui ne seront jamais que des côtes mal taillées. La première peut se dire : « Frères citoyens, à l’abordage d’un avenir de justice et de liberté ! », c’est là une devise pour l’action. La seconde peut se lire : « Liberté-égalité-horizon », ainsi que l’a suggéré l’écrivaine Marie-Léontine Tsibinda, et c’est là une devise de principe et d’exigence d’idéaux. La troisième enfin et pas la dernière peut se décliner ainsi : « Citizen Muuntu », notre espérance en mouvement. Le « Muuntu » peut se comprendre ici comme l’homme intégral au sens bantou en relation organique holistique avec l’ensemble de l’univers.
Si vous pensez que « La femme est l’avenir de l’homme ». Pourquoi sont-elles à ce point absentes à L’Homme adépendant ?
De toute évidence, comme Aragon je demeure convaincu de ce que les femmes représentent une alternative durable pour l’avenir du genre humain. De ce fait, l’Afrique aurait beaucoup à gagner en les faisant participer aux activités culturelles, économiques, sociales et politiques au moins de manière paritaire dans la gestion de nos cités, sinon davantage. Un texte concernant la place de la femme dans mon univers et dans mon projet d’existence était prévu de figurer au sommaire de « L’Homme adépendant ». Il a pour titre provisoire : « L’amour Congo-Océan », j’en avais déjà écrit cinq à huit pages. C’est une palabre-poème d’une densité singulière mais restée insatisfaisante pour mériter le mot fin dans l’idée que je m’en faisais.
Toutefois, j’en fondais une ambition tellement ample et j’en ai pressenti une telle débauche d’énergie de travail, un tel temps de capitalisation jusqu’à son issue que j’en ai été effrayé pour ne pas dire tétanisé. C’est en quelque sorte le modèle qui me revenait à l’esprit et auquel ce projet renvoyait, notamment celui de L’Amour fou, d’André Breton, qui m’a imposé de questionner la qualité de mes moyens au risque de m’y aventurer plus profondément. Pour autant, sans y avoir renoncé, je me suis autorisé quelque part dans ma tête d’y revenir dans un moment de grande disponibilité et de plus grande tension imaginaire et émotionnelle. Faudra-t-il encore quelques quinquennats d’inspiration ? En attendant, c’est un projet auquel il me faut accoler trois points de suspension.
Des hommages, des distinctions ?
Je dois ici indiquer que pour l’essentiel ma poésie est demeurée fort discrète. Est-ce à cause du temps mis entre chaque recueil ou à cause de ce que j’ai à ce jour refusé de répondre positivement à cette sorte de sommation d’une plus grande subjectivation de ma création telle que l’affectionne les faiseurs de Rois en Occident ? Cela m’indiffère totalement car je réside et exerce ma pratique d’écriture en Afrique et que c’est là sur le continent que j’aimerais compter des lecteurs et quelques admirateurs. Aussi, ne concourant à aucun appel exogène, ma production créatrice n’a été distinguée à ce jour que par le prix Mokanda, en 2016 au Salon du livre, à Paris. Et c’est déjà assez. Je ne crois d’ailleurs pas que L’Homme adépendant va plaire aux législateurs des normes littéraires en Afrique. Et c’est tant pis pour moi.
Il sied tout de même de signaler que mon activisme culturel a été distingué par le prix « Sanza de Mfoa », en 2010 à Brazzaville. Pour mon travail de producteur de films documentaires qui a permis de révéler de nouveaux réalisateurs congolais. Par ailleurs, quelques étudiants ont commencé à se confronter à ma poésie considérée à tort ou à raison comme hermétique et difficile.
Un souhait, un conseil pour nos lecteurs ?
Peut-être simplement leur présenter une sollicitation d’indulgence car je commence à prêter le flanc à la fatigue bien que mon projet alternant d’écriture demeure ouvert sous ces tropiques de l’intranquillité perpétuelle.
Propos recueillis par Marie-Léontine Tsibinda Bilombo
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