PATRICK TANKAMA- Me révéler à moi-même et aux autres d’exister

Marie-Léontine Tsibinda Bilombo

PATRICK TANKAMA- Me révéler à moi-même et aux autres d’exister

ME RÉVÉLER À MOI-MÊME ET AUX AUTRES ET D’EXISTER 

  Est un créatif aux origines multiples mais dont les racines demeurent bien localisées, quoiqu’en dise l’écrivain libanais Amin Maalouf pour qui « les racines, c’est pour les végétaux ». « Pour cet auteur, les origines se déplacent – et ça me va tout à fait bien », précise Patrick Tankama.

Patrick Tankama se définit comme un artiste dans la continuité aussi bien des plasticiens selon la tradition occidentale que dans celle africaine. Biberonné aux premiers, ce sont les seconds qui lui ont offert une identité, un sol et l’héritage d’un combat. Mais aussi un point de vue au sens de la position, d’où l’on perçoit en même temps le monde et le discours sur le monde. Patrick Tankama parle depuis le contexte africain en se servant d’un patrimoine culturel universel.

Aujourd’hui vous vivez en Afrique du Sud dans la ville du Cap mais vous venez de la RDC, de la ville de Kinshasa. Quels sont les motifs qui vous ont poussé à quitter votre pays natal?

Écrire et produire de l’art sans la peur d’être censuré, ce fut le motif de base. La « démocratie sous haute surveillance » est, croyez-moi, une prison pour la créativité d’un esprit libre. Je n’aime ni les ronds de jambes ni faire semblant quand je prends la parole ou la plume. Cela dit, j’étais invité par mon frère, qui vivait déjà au Cap, pour y faire une exposition. Elle avait pour titre « Butamana Afrika: The Life in Times of Kimpa Vita ». C’était une illustration de l’épopée d’une jeune femme martyre qui tint tête à l’envahisseur portugais dans le royaume de Kongo (fin 17e siècle – début 18e siècle). Butamana Afrika, inspiré du titre d’une chanson du multi instrumentiste Scafio Bitsindou, signifie « renaissance africaine », singulièrement dans le cadre de mon exposition, « renaitre à ses blessures et à sa dignité ».

Comment l’art est-il entré dans votre vie? Un héritage familial ou un don que vous avez bien fructifié?

Mon père peignait et dessinait, il nous partageait sa passion en nous montrant ses dessins et en racontant des anecdotes de son séjour en Belgique où il fit ses études d’informatique au début des années 60. C’est également dans ce contexte qu’il se mit à écrire et à peindre. Il nous lisait la poésie, en y mettant le ton. Il aimait aussi la musique classique, de Mozart à Tchaïkovski, les Négro spirituals, le Blues, la musique française : Aznavour, Nana Mouskouri ou Sylvie Vartan. Il avait connu la période Yéyé et était un grand danseur de twist.  A la maison, les soirées étaient animées et on recevait beaucoup. Il y avait immanquablement dans les discussions des allusions aux arts et aux lettres. Nous, les enfants, sortions recueils de poésie et dessins. Les murs étaient tapissés de tableaux.

Cependant, pour mon père l’art était un bon divertissement mais un métier précaire. C’était l’annonce d’une relation difficile entre nous et pour moi la cause de formations en dent de scie car je devais souvent arrêter une filière qui ne me plaisait pas puisqu’elle correspondait à des choix raisonnables. De ce parcours encyclopédique non voulu, j’ai retenu le dessin technique à l’époque où je faisais des études d’ingénieur, le dessin d’architecture quand le destin m’y conduisit ou l’anatomie humaine à l’Académie des beaux-arts de Kinshasa. Alors que je suivais le cours sismique de mes études, je fis la rencontre d’un critique d’art, Célestin Badibanga, chez qui je me formais pendant six ans. C’est là que je découvris le fonctionnement de l’art contemporain et que je me mis à côtoyer la jeune création congolaise au début des années 2000.

Quelle place occupe donc l’architecture, le dessin de l’objet, la mode, l’illustration et le Pin-up art dans votre création artistique? 

J’ai reçu l’influence combinée de tous ces éléments grâce à la lecture. Je suis aussi un grand consommateur d’images. L’architecture, le dessin de l’objet et la mode sont liés, ils correspondent en gros à l’esthétique urbaine et à un idéal de sophistication par la concision, et cela sonne comme un oxymore. Le Pin-up art est sans doute une chose que j’avais vue dans mon enfance mais qui a resurgi à l’âge adulte. Il est clair que des personnages comme Natacha, l’hôtesse de l’air, figure connue de la bande-dessinée, des dessins publicitaires – et je me rappelle à ce sujet la silhouette d’une dame sur un flacon de glycérine – et les photos de mode dans les magazines Burda qui trainaient parfois à la maison m’ont entrouvert ce monde. Puis après avoir cherché longtemps à produire dans mes dessins des postures aguicheuses, je leur ai trouvé un air de famille avec les égéries qui illustraient les magazines dans la première moitié du 20e siècle. Ces figures, on les trouve aussi chez certains peintres qui peignent la femme moderne et préfigurent dans une certaine mesure le Pin-up art.

Vous êtes entrepreneur culturel: en quoi consiste cette fonction d’entrepreneur culturel comme d’autres le sont dans l’entreprenariat économique?

Entreprendre, que ce soit dans le secteur culturel ou strictement économique, c’est mettre sa créativité au service de l’humain en utilisant comme champ d’expression le social. Ce que l’on fait sur une toile peut avoir de l’impact mais ça reste un objet. Ce que l’on fait sur les humains entraine leur transformation et sollicite leur intervention. Ouvrir un centre culturel comme je l’ai fait m’a permis d’offrir un lieu d’échange. Il en a été de même quand j’ai conçu et animé un atelier de dessin et de lecture pour enfants et ados qui s’est poursuivi par une exposition de textes et de dessins. Sur le plan artistique, je conçois et j’anime mes propres expositions et ceux que je consacre à d’autres artistes. Il y a un élément de partage dans ce type d’expérience, un sentiment du passage d’une forme de créativité centrée sur soi vers une dimension discursive. Il n’est pas exclu que des initiatives de ce genre aient un volet économique. Soit au moyen de l’appui de l’initiative par un mécène soit par la visée d’une rentabilité financière. Il faut noter qu’en général la visée financière demande souvent de se positionner clairement comme une entreprise culturelle du type galerie, centre de formation en art plastique ou atelier de création littéraire.

Des animations d’ateliers de lecture, de dessin ou d’autres ateliers culturels, dans quel but? Qui était admis à participer à ces ateliers? 

J’ai bénéficié d’un rapide aperçu des activités en atelier de lecture. Cette formation nous a été offerte par le Centre Culturel Français de Kinshasa et a bénéficié de la présence de la documentaliste française Geneviève Bordet. Après l’atelier, je me suis instruit en lisant des livres sur ce sujet. Voulant mettre la main à la pâte, j’ai lancé mon propre atelier de lecture et j’ai formé quelques amis.

Les ateliers de lecture peuvent viser une classe d’âge ou être destinés à des personnes d’âges divers. Le but est de passer du temps avec les livres et de trouver des astuces pour en partager le plaisir. Parmi les méthodes utiliser en atelier de lecture, il y a par exemple : la présentation incitative qui consiste à évoquer l’ouvrage en quelques mot pour donner envie de le lire, sans trop expliquer ; le portrait chinois qui joue sur la métaphore, en laissant libre cours à l’imagination des participants, lesquels trouvent des correspondances entre tel texte et tel vin, tel parfum ou tel souvenir. Cela permet de montrer le fonctionnement de l’imaginaire d’un lecteur. Il y a aussi la frise chronologique qui permet de construire le récit sur ses évènements marquants de sorte qu’on puisse le raconter sans difficulté. Dans l’atelier, ça permet de compléter ses souvenirs par ceux de ses collègues et de construire le récit ensemble. Il y a un peu de cela chez le lecteur : l’idée d’échanger, de croiser souvenirs et impressions de lecture.

Mes ateliers de dessins plaçaient la lecture en leur centre de sorte que les dessins illustraient ou évoquaient des textes. D’ailleurs, l’exposition est une des activités en atelier de lecture.

Quelles étaient vos impressions et celles des participants?

Mes ateliers étaient souvent destinés aux enfants. J’étais surtout frappé par l’intérêt que montraient les parents une fois que je leur expliquais comment ça fonctionne. Les enfants sont parfois difficiles à tenir et le dessin est une bonne astuce puisque ça les absorbe. L’exposition les met en valeur et ils peuvent, s’ils le désirent, parler à un public.

Pour animer un atelier de lecture, il faut un bel espace et du silence, c’est le grand luxe dans un pays pauvre. Faute d’espace, je n’ai pu animer beaucoup d’ateliers.

Que vous rappelle le nom du Château du Pont d’Oye de Belgique? Qu’aviez-vous appris lors de votre séjour dans ce château?

Une immense expérience, ma première visite en Europe à la faveur d’un concours littéraire qui me permit de vivre pendant trois semaines au milieu d’autres écrivains dans un château lié à l’histoire d’une grande auteure belge : Amélie Nothomb. J’y ai appris à mettre mes textes à distance. J’ai compris ce qui me restait à apprendre dans le domaine de l’écriture.

Comment arrivez-vous à valoriser vos personnages?

Sur un plan purement plastique, je souligne la silhouette de mes personnages en les plaçant sur des fonds épurés, j’assure par ce moyen une expression de type sculptural où la sensation de l’espace est totale. J’accentue cette sculpturalité en construisant certains de mes personnages en relief avec des couches de cartons ou de blue jeans, en les détachant à la manière de hauts-reliefs en deux dimensions, les faisant flotter pour ainsi dire sur la toile.

D’un point de vue psychologique, je me sers de la perspective ascendante pour les représenter de sorte qu’ils semblent surplomber le regard du spectateur et lui intimer le respect. Cette astuce pour produire de la monumentalité me permet aussi de traduire un sentiment qui du point de vue du spectateur est garante d’une émotion proche de l’admiration ou de la déférence. C’est le même sentiment que l’on a vis-à-vis des choses qui nous dépassent par leur échelle. Il m’arrive de penser qu’intuitivement, il s’agit de l’admiration que je porte à la femme.

Leonardo da Vinci fut un peintre qui jusqu’à nos jours « vit » encore, sa peinture de Mona Lisa ou la Joconde ne cesse d’émerveiller le monde: l’influence de la femme dans l’art pictural est une source infinie?

J’ai cru lire que si on éliminait le nu ou la femme comme sujet dans l’art, celui-ci perdrait les 2/3 de son patrimoine. Il est vrai qu’avec la montée d’un certain féminisme, le féminisme radical, la représentation de la femme, et particulièrement la femme sensuelle, peut soulever des réflexions qui étaient hier encore assez inattendues, sur la femme-objet ou hypersexualisée. Je me trouve peut-être par l’histoire et dans une certaine mesure, dirait-on, influencé à mon insu par ma position d’homme dans la culture patriarcale à poursuivre l’idéal de l’Éternel féminin : la femme bien typée, souvent ronde, parfois aguicheuse. Ceci est rendu par des postures qui renvoient à la triple flexion du corps (tribhanga) des statues du temple indien de Khajurāho dédié à l’amour. Formes que j’ai aussi dans un registre similaire rencontrées chez les mannequins. Puis récemment dans le dessin de mode. Il faut dire que même les femmes représentent plus souvent la femme que l’homme dans les arts plastiques. Dirions-nous qu’elles seraient victimes à leur insu de la machine sexiste patriarcale ? En tous les cas, la douceur, la beauté, les courbes parlent spontanément aux artistes. C’est un grand véhicule de la poésie. Cependant, en architecture on trouve beaucoup de figures anguleuses, certains architectes comme le brésilien Oscar Niemeyer ou l’irakienne Zaha Hadid aiment bien les courbes. Symboliquement, Monsieur-tout-le-monde voit en la courbe l’évocation du féminin. Ce n’est peut-être pas toujours vrai, mais ça semble remonter à des formes archétypales comme la Vénus de Villendorf, tout en courbes.

Existe-t-il une Mona Lisa en Afrique? 

Si on entend par Mona Lisa une sorte de parangon de la beauté, une beauté olympienne et énigmatique, eh bien, il y a sans doute des « Mona Lisa » dans les œuvres africaines. Notamment, pour parler de la RDC, dans des tableaux de femmes que l’on voit chez N’damvu ou Lema Kusa, par exemple. Cependant, il reste aux historiens et autres scientifiques de l’art d’effectuer le travail de la publicité de certaines œuvres en révélant au grand public les ressorts cachés des œuvres, aussi bien sur le plan des anecdotes qui les entourent, que sur leur psychologie, leur symbolique, leur perfection technique, et probablement leur influence esthétique sur les artistes et l’art en général.

Et vous quels liens tissez-vous avec le corps des femmes dans votre création picturale?

  Le corps de la femme – et non celui des femmes, parce que je vise plus un concept plutôt qu’une femme concrète – est pour moi un « ob-jet » de création. Ce n’est pas exactement le sujet femme dans son acception sociale, mais une matière ductile, déformable selon mes besoins de création, contextualisable plastiquement dans des compositions diverses. Je me sers de ce corps pour travailler comme les paysagistes se servent des arbres ou des montagnes pour composer et faire ressentir des émotions. Cela étant dit, les émotions que l’on communique au moyen du corps, et singulièrement du corps féminin, sont d’une nature sans doute plus troublante que celles que l’on tisse avec la flore ou la faune. Étant nous-même des corps, nous avons une relation intuitive avec le corps en situation de représentation, y compris au sens fort que le mot « représentation » a au théâtre. De plus, il y a des significations sexuelles qui le rendent complexe. Je ne peux pas travailler le corps de la femme de manière neutre, il y a une relation fantasmée qui a sans doute formé le ressort profond de ce choix dans les abysses de mon imaginaire. Il existe aussi une signification politique de mon travail.

Dans le contexte de la colonialité, le cadre de ma formation (aussi bien autodidacte que formelle) pourtant situé après les indépendances était extraverti. Le Noir en général était rarement un sujet représenté dans les livres les plus disponibles, ceux auxquels je pus accéder. Par conséquent, dessiner des femmes noires, pour ma part, relevait d’une gageure. Surtout des femmes africaines bien reconnaissables par leur type physique (la couleur est pour moi accessoire en matière de dessin). A l’Académie des beaux-arts de Kinshasa, les principales planches didactiques de dessin reprenaient spontanément la silhouette presqu’inquestionnable du type gréco-romain. Le type du « caucasien » est quasiment le type international, canonique. De ce fait, les artistes africains doivent faire une rotation à 360 degrés pour acclimater cette anatomie, l’adapter au corps africain, du moins pour ceux qui comme moi perçoivent ce problème et le considère comme condition de départ pour une « révolution » de la forme. Dans mon travail tout est politique, et surtout ce qui ne parait pas l’être à première vue, comme la sexualisation du sujet ou l’anatomie de mes personnages qui relève d’une typification volontaire. J’avais toujours cherché des photos de modèles féminins noirs au corps bien épanoui mais cela était rare dans les magazines des années 90. Grace Jones, Naomi Campbell ou la lointaine Joséphine Baker étaient les seules égéries noires désirables pour les magazines occidentaux. Elles avaient un caractère gymnique voire carrément androgyne. Cela n’a sans doute rien à voir avec les urban models noires américaines du début des années 2000 comme Maliah Michele, Buffie Carruth dite Buffie the Body ou Solei Clark dite So Sexy Solei qui présentaient une féminité plus affirmée et complètement assumée.

 Les médias sociaux ont révolutionné le monde d’aujourd’hui, Tik-tok, Instagram, Youtube et bien d’autres accompagnent chaque élément vital de l’homme : vous sentez-vous influencé par ces médias dans l’accomplissement de votre travail?

Les médias sociaux nous mettent la société sous le nez, c’est une inestimable moisson d’images et d’informations, c’est pour moi un terreau où je puise non seulement mes personnages mais aussi toute l’ambiance urbaine évoquée dans les bouts de décors ou dans le style vestimentaire.

Quelle relation existe-t-il entre les arts plastiques et la littérature à travers votre œuvre?

Le matériau est différent, mais les deux univers procèdent du même imaginaire. Il y a sans doute des mises en situation différentes mais cela est incidentel, accessoire. Le même esprit affleure dans toute mon œuvre. Par ailleurs, la littérature me permet de nommer ce que l’art donne comme un tout synthétique, la littérature a un pouvoir de dissection ou, plus précisément, d’articulation. Elle procède du langage articulé, comme on dit. Je vois parfois dans ma pratique artistique des visualisations possibles de figures de rhétorique comme la métaphore, l’anaphore ou l’hyperbole, etc.

De Lubumbashi au Cap, en passant par Kinshasa: quel voyage artistique, culturel, biographique!

La vie a choisi que je naisse à Lubumbashi, que je fasse mes études supérieures à Kinshasa et que je travaille au Cap. L’art unit toutes ces villes où je porte la même âme qui boit à toutes ces sources.

La peinture pour vous :  un souffle nouveau pour un nouveau monde, ou un exutoire pour dominer les turbulences du monde présent?

La peinture ou l’art en général est une bouffée d’oxygène, une respiration de l’âme. Cette dernière est souvent, il faut le dire, prisonnière de structures sociales contraignantes et du travail salarié exténuant. Pour le créatif que je suis, l’art est aussi une merveilleuse opportunité de me révéler à moi-même et aux autres et d’exister, au sens fort : ex-sistere : « me tenir hors », me rendre visible.

Y a-t-il un rapport entre la sculpture, la photographie et la peinture?

Leur rapport à la vue, au beau, qui est plus grand que la seule beauté, d’ailleurs. En effet, le beau est un ensemble de catégories esthétiques du laid au sublime, en passant par le grotesque, le neutre, le joli, etc. La beauté n’étant qu’une des manifestations du beau.

Vous êtes non seulement artiste plasticien, mais aussi critique d’art: comment peut se définir un artiste et un critique d’art?

L’artiste crée, le critique essaie de comprendre. Ce dernier se sert d’une connaissance en histoire de l’art et en esthétique mais aussi d’une pratique de l’écriture de niveau littéraire.

Un souhait, un conseil?

Je voudrais que mon œuvre soit reconnue et participe à la culture universelle, avec sa couleur particulière, comme une direction possible, reconnaissable dans la foultitude de propositions artistiques.

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Propos recueillis par Marie-Léontine Tsibinda Bilombo