Un philosophe dans l’arène des arts : la question de l’altérité culturelle
Par Jean-Blaise Bilombo Samba
Un philosophe dans l’arène des arts
Jean-Luc Aka-Evy, Professeur titulaire de philosophie et historien de l’art, est actuellement ambassadeur du Congo au Sénégal. Il a sorti au mois de février de cette année son troisième livre paru aux éditions Présence Africaine sous le titre « Le Cri de Picasso – Les origines « nègres » de la modernité ».
Selon le responsable de la Collection « La philosophie en toutes lettres », qui signe le résumé de la quatrième de couverture, « Le Cri de Picasso examine la force motrice que fut l’art classique africain dans la révolution esthétique du XXe siècle ».
Cet examen de l’art classique africain a déjà depuis un temps assez long préoccupé les intellectuels du monde noir autour de la société africaine de culture à partir de la fin des années 40. C’est qu’il apparut très tôt aux intellectuels africains, notamment ceux et de l’odyssée de la négritude que pour développer une légitime maîtrise sur le futur et donc la destinée de l’homme noir, il était fondamental d’avoir une connaissance la plus éclairée possible du passé de l’Afrique.
Légitimité et nécessité de la restitution des œuvres de l’art africain
Aujourd’hui, plus qu’hier, la question de la restitution au pays d’origine du patrimoine culturel et artistique des communautés des civilisations d’Afrique largement pillées par les expéditions coloniales des quatre derniers siècles, reprend une vigueur éclairante liée à une actualité artistique de plus en plus problématique. Cette effervescence interrogative et revendicative a été accélérée par la publication du rapport conjointement rédigé par Felwine Sarr et Bénédicte de Savoy.
Pourtant déjà, en 1966 lors du Festival mondial des arts nègres organisé par le président Senghor à Dakar, la question de la restitution a fait l’objet d’articles importants, notamment l’éditorial d’un numéro du journal Bingo de cette année-là signé de l’intellectuel Paulin Joachim.
En 1972, Makhtar Mbow, nouveau directeur général de l’Unesco, a fait de la restitution des œuvres d’art africains, son cheval de bataille. Tout musulman pratiquant qu’il était et estimant que les œuvres d’art africains ne faisaient pas sens dans les musées occidentaux, et qu’il fallait leur rendre leur légitimité culturelle en les restituant à la réalité vivante de la cosmogonie africaine.
Déjà, les africanistes occidentaux souvent à la tête des musées privés et publics dans leur pays refusaient avec force le concept de restitution et préféraient celui plus léger de transfert. C’est que le mot restitution donnait à lire en creux l’ensemble des opérations des vols et de razzias menés contre les sociétés africaines. Tout en se prévalant d’une posture scientifique et laïque distanciée, les gestionnaires des musées de France, de Belgique, d’Allemagne, de Grande-Bretagne et des Pays-Bas sont longtemps restés accrochés à une réaction sentimentale et fortement émotionnelle.
Le cri de Picasso, un levier d’approfondissement de la restitution
Aujourd’hui dans le contexte des désirs généralisés des réappropriations de leur patrimoine culturel et artistique par un grand nombre des pays africains, la parution aux Éditions Présence Africaine de « Le Cri de Picasso », du Professeur Jean-Luc Aka-Evy constitue un levier d’approfondissement et même d’accélération de la délégitimation de la présence continue du patrimoine africain dans les musées d’Europe et d’Amérique.
Jean-Luc Aka-Evy montre comment depuis la Renaissance, l’Occident s’est construit en centre absolu du monde et dès lors a imposé son regard inégalitaire sur toutes les autres matérialités civilisationnelles du monde.
Précurseurs libertaires, Rimbaud et Apollinaire se sont dits tour à tour fatigués de l’arrogance du suprématisme occidental et ont manifesté leur désir d’un ailleurs de revivification. Aussi, selon Jean-Luc Aka-Evy, la boutade de Picasso pour qui « l’art nègre ? Connais pas ! », dit seulement sa stupéfaction et son ébahissement devant l’insondable géométrie des statues et masques africains qu’il rencontre au musée du Trocadéro à Paris. Son approche esthétique et ses lignes vont se trouver radicalement transformées. Pour Jean-Luc Aka-Evy, le peintre Pablo Picasso devient dès lors l’ambassadeur le plus véhément de l’art négro africain.
En 1907, son tableau « Les demoiselles d’Avignon » qu’il peint l’année de ses 25 ans signe son contrat spirituel avec la noblesse de l’art africain, son élan vital même.
Pour Francine Ndiaye, historienne de l’art, citée par Jean-Luc Aka-Avy, l’art nègre représente « une force motrice de la révolution esthétique du XXe siècle ».
De fait, le volumineux livre de Jean-Luc Aka-Evy « Le Cri de Picasso » tente d’élucider la place de l’art africain dans la modernité de la dimension universelle des arts. C’est du moins la lecture qu’en fait Jean-Loup Amselle dans la postface qu’il propose. Selon lui, « le point de départ du livre est la période de la Renaissance, période pendant laquelle, il n’existerait pas de rupture fondamentale entre l’Afrique et l’Europe, à telle enseigne que l’on y voit émerger un art qualifié d’ »hybride » afro-portugais ».
En effet, au cours de son émission du dimanche 5 mars sur la chaîne TV5 Monde, Jean-Luc Aka-Evy parle d’une situation particulière qui fait que « avant la période allant du XVIIe au XIXe siècle, il y a eu un rapport de réciprocité esthétique, j’allais dire même métaphysique entre l’Occident et l’Afrique, surtout pendant la Renaissance. Il y a un dialogue entre la contemplation esthétique européenne et la contemplation esthétique africaine ». Poursuivant son développement, le professeur Aka-Evy insiste sur le changement de regard de l’Occident sur le monde africain en relation avec la montée d’un sentiment suprémaciste suivi fatalement d’une double action négrière et esclavagiste. À ce moment-là, le discours occidental en œuvre tient l’univers africain pour une réalité primitive. Dès lors, l’art africain va passer d’objets de curiosité, d’esthétique et d’émerveillement à une perception d’objets de rejets voire de désordre civilisationnel. D’une certaine manière, l’art nègre est en ces moments-là dépossédé de son aura, de sa puissance spirituelle et de sa force créatrice de sens.
Cependant, le professeur Jean-Luc Aka-Evy s’attèle à montrer que le cri de Picasso « l’art nègre, connais pas ! » demeure une boutade, car le peintre Pablo Picasso est proprement fasciné par la qualité et la magie des œuvres qu’il rencontre au musée du Trocadéro. Comment, se dit-il, qu’une esthétique autre qu’occidentale peut-elle à ce point dans une fulgurance de projection ouvrir une telle perspective de « Terra incognita » dont on ne perçoit pas encore toute la turbulence de renouvellement esthétique ? Voilà cette idée de l’ « indicible inédit » qui bouscule et perturbe profondément Pablo Picasso dont la ligne, la présence même de son expression artistique sur une surface blanche ne sera plus jamais la même. Ainsi s’ouvre et émerge une révolution insoupçonnée avec : « Les demoiselles d’Avignon » en 1907 qui signe et signale un après Trocadéro dans la créativité du XXe siècle.
Au stade actuel de notre information de la réception du livre de Jean-Luc Aka-Evy, « Le Cri de Picasso », un certain nombre de rencontres importantes ont été amorcées entre autres, la table ronde au Quai Branly animée conjointement par Jean-Luc Aka-Evy et le professeur Souleymane Bachir Diagne suivie d’une autre table ronde, le dimanche 19 mars au salon du livre africain de Paris. Devant l’impact positif de ses deux tables rondes et d’une presse attentionnée et subjuguée, il est possible d’indiquer que le livre « Le Cri de Picasso » vient relancer avec force et pertinence sous l’angle du dialogue des arts, la question de l’altérité culturelle, et même tout simplement la question de l’universel. Longuement explorés par Senghor et Césaire le double sujet de l’altérité et de l’universalité au sens où les aborde Jean-Luc Aka-Evy pousse à dépasser la confrontation des coloniales et à ouvrir des nouvelles perspectives catégorielles susceptibles d’impulser des nouvelles compréhensions du monde adossé à un être ensemble complexe, critique, mais toujours ouvert sur un horizon de dépassement et de régénération. Perçu et saisi comme tel, cet universel problématique serait non plus centré dans le Nord, l’Occident absolu, mais davantage vécu comme polycellulaire dans une mobilité respectueuse des diverses communautés de civilisation et d’invention philosophique, artistique et d’existence cosmogonique autant que cosmologique.
Quelque part, il nous faut bien nous rendre compte que « Le Cri de Picasso » est un grand coup de pied contre la tranquillité cognitive où l’on se repose dans cette sorte d’abdication de mise en cause de notre sommeil et de notre hésitation esthétique, voire holistique.
Adieu paresse…
Teléma, sursaut du vivant.
Par Jean-Blaise Bilombo Samba
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