ALPHONSE CHARDIN N’KALA – Nous sommes une société chantée
ALPHONSE CHARDIN N’KALA – Nous sommes une société chantée
Alphone Chardin N’kala est Congolais, né à Moussanda dans le district de Mabombo, département de la Bouenza au Congo-Brazzaville. Enseignant de carrière, mais aussi journaliste et auteur, il vient de publier son deuxième roman, Au crépuscule du rêve, aux éditions Les Lettres Mouchetées. Il est également Directeur départemental du livre et de la lecture publique de Pointe-Noire et Directeur du Festival international Kimoko.
Il est déjà connu du public avec les titres suivants : Élégie Mayombe, poésie
Le cri intérieur, poésie
Poèmes anodins suivi de Les thrènes de ma mère
Ce foutoir est pourtant mon pays, roman
La douce-amère, nouvelles…
Au crépuscule du rêve, votre deuxième roman, vient de paraitre aux Éditions Les Lettres Mouchetées :
comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre et pourquoi ce titre?
Au début du projet, ce livre avait pour titre La ville, ô ma mère! Je voulais peindre les travers de la ville, un monde diamétralement opposé à celui du village, moralement, sociologiquement, etc. La ville, comme le dit l’un des personnages, c’est « le cauchemar des jeunes ». Mouléléké, la capitale de Batih Batuko, se reconnaît à travers les moziki, les bars toujours bruyants (Tout le monde saï saï, on dirait bonne année) et qui abritent les cérémonies d’enterrement donnant lieu à une exhibition sans scrupule de la richesse financière et matérielle, les sapeurs, les gangs, le sexe, l’argent, les femmes qui consultent les féticheurs et les marabouts pour obtenir les philtres qui leur permettent d’apprivoiser la poche de n’importe quel homme, ces filles qui n’ont pour préoccupation majeure que de se faire belles, car « une femme qui est belle triomphe du fer et du feu », comme le dirait Anacréon.
Le rêve de tous les jeunes du village est d’arriver un jour à Mouléléké. Ils veulent découvrir les salles de cinéma, la télévision, les stades de football, la bière, les sapeurs, croquer ces belles filles linguis et ngomos, « Basi ya kingo mwambe » que vantent souvent les vacanciers. C’est le rêve de Gihn Mangana. Malheureusement ce rêve prend fin quand celui-ci arrive à Mouléléké. Il découvre un autre monde, le monde des canailles, des brigands, de la luxure, de l’immoralité. D’où le titre Au crépuscule du rêve.
Gihn Mangana, le protagoniste principal de votre roman est obligé de fuir son village ; et pour cause, il est accusé de sorcellerie : la sorcellerie « une science occulte » effrayante bien plantée dans le quotidien de l’humain jusqu’à nos jours?
Il faut peut-être dire que nous n’avons jamais été des sorciers. La sorcellerie commence chez nous quand toute notre vie spirituelle a été détruite. Ainsi nos devins, nos prêtres, nos médecins sont devenus des sorciers. Et aujourd’hui, les églises de réveil qui sont un instrument savamment créé pour mieux détruire la spiritualité africaine, apprennent à nous autres Africains que nos objets d’art (nos masques notamment) et toutes nos traditions relèvent du diable et de la sorcellerie.
Mais si vous faites allusion aux mangeurs d’âmes, il sied aussi de reconnaître que dans toutes les sociétés humaines, il en existe.
Mais comment reconnait-on un sorcier ou une sorcière parmi la gent humaine?
Ne peut reconnaître un sorcier que le sorcier. Ce que je ne suis pas du tout. Pour moi, le sorcier, c’est ce voleur qui vous prend votre bien que vous avez obtenu après tant de peine; c’est ce criminel qui se remplit les poches avec l’argent de l’État, au détriment de ses concitoyens qui meurent de faim et de misère; c’est cette infirmière ou ce médecin qui refuse de vous soigner à l’hôpital parce que vous ne lui avez pas donné de l’argent… Le sorcier, c’est le méchant. Et l’histoire est faite de méchants de tout acabit, donc de sorciers.
La fuite de Gihn Mangana est-t-elle la seule solution pour échapper à la colère du clan dans le village où il vit?
Gihn Mangana est obligé de quitter le village, sinon ses propres cousins qui l’accusent de sorcellerie vont lui faire la peau. Je crois qu’il n’en a pas le choix.
Mais dans la grande ville, la vie de votre héros n’est pas rose?
En effet, à Mouléléké, la grande ville, Gihn Mangana va vivre des cauchemars. Il est limogé de la pharmacie où il était vigile pour l’avoir sauvée d’un incendie. Curieux, non! Il est battu et a une jambe cassée par le chef d’un gang parce qu’il a eu des démêlés avec Marie, sa concubine. Ce qui lui coûte un séjour de trois mois à l’hôpital où il est aux bons soins de l’infirmière Moukigni. Pourtant, au sortir de l’hôpital, Moukigni qui a l’âge de sa mère, va faire de Gihn Mangana un instrument sexuel. Ce n’est qu’avec Moukigni qu’il peut bien faire l’amour, avoir la plénitude de sa masculinité, avec les autres femmes, il est sujet à des pannes sexuelles. Grâce à son cousin Moukohlo, Gihn Mangana va recouvrer sa santé sexuelle après que Moukigni a accepté de détruire le fétiche dont elle se servait pour mieux apprivoiser le jeune homme. Libéré, Gihn Mangana repart au village pour épouser sa fiancée Nkengué avec qui il finit par former un foyer et avoir des enfants.
Au crépuscule du rêve parle aussi de violence, de l’argent jamais suffisant : comment donc font les personnages pour sortir de ces situations insoutenables?
L’argent est souvent la cause de la violence et de l’immoralité qui caractérisent nos sociétés. Quand on fait de l’argent un but non pas un moyen, il est difficile qu’on se tire du bourbier dans lequel on s’est jeté soi-même.
Quelle place donnez-vous à la femme dans votre roman?
Dans ce roman, il y a d’un côté Marie la femme infidèle, Chantal la jeune fille naïve et mangeuse de sexes, Moukigni la femme adulte qui se jette dans les bras d’un jeune garçon à cause de l’impuissance sexuelle de son mari, les femmes de moziki et les vendeuses du Marché Central qui passent leur temps dans les bars et, de l’autre côté, la mère de Gihn Mangana et Nkengué, qui sont des femmes vertueuses. Je n’oublie pas l’artiste Mâ Youma dont tout le monde apprécie les pas de danse et les coups de reins. On peut dire que la femme est au centre de ce livre.
Sexe et amour, un duo sulfureux? Peuvent-ils cohabiter sans exploser?
Il faut dire qu’il n’y a pas d’amour sans sexe. Le sexe est même ce qui sous-tend l’amour. Et quand les deux sont merveilleusement entretenus, ils cohabitent bien sans exploser.
Dans votre roman, on note aussi votre intérêt pour la musique, en l’occurrence la rumba : les chants des « rumbaros », femmes et hommes, accompagnent le lecteur. La musique, une passion cachée ou vouliez-vous montrer l’aspect apaisant de cet art au sein de la société dans laquelle vit Gihn Mangana ?
Nous sommes une société chantée. Chez moi à Mabombo, comme chez d’autres peuples du Congo, il est souvent difficile de distinguer la fête de la cérémonie d’enterrement, si ce n’est par la présence d’un cadavre que l’on a placé dans une bière. La musique, mieux que tout autre, est cet art qui nous a toujours accompagnés, dans toutes les vicissitudes de notre vie.
J’ai donc voulu rendre hommage à la rumba congolaise à travers cette nouvelle direction que j’ai donnée à mon écriture. Les chants de rumba viennent illustrer les propos des personnages et même les commentaires du narrateur. Ces chants apaisent la société, détendent les nerfs, soignent l’âme. La musique est notre thérapie contre le stress, l’angoisse, la mélancolie, la douleur.
Journaliste, dans quel média exercez-vous? Pourquoi ce choix de métier quand on sait que les journalistes sont souvent maltraités voir tués dans le monde?
J’ai commencé ce métier en animant une émission de l’INRAP (Institut National de Recherches et d’Actions Pédagogiques) en kituba et lingala entre 1987 et 1989) avec Justin Kimpalou et Jean Valère Bidounga. Ensuite, j’ai animé quelques émissions à Radio Océan à Pointe-Noire, après que j’étais chassé de Télé Congo antenne de Pointe-Noire pour des raisons que je ne voudrais pas évoquer ici. Pendant longtemps j’ai évolué à Télé Pour Tous (TPT) de Pointe-Noire où j’ai été Rédacteur en chef, Président du comité des programmes, Chef des programmes, Chef de service formation. J’ai aussi écrit et je continue à écrire des articles de presse. Ce métier est l’un des plus beaux que l’on puisse exercer sur terre. Si on tue les journalistes, c’est à cause de l’imbécilité humaine. Le monde est plein de gens stupides, malheureusement.
Votre pratique journalistique a-t-elle été un support bénéfique pour bâtir votre roman?
Dans une mesure qui peut être large, oui. Rechercher et vérifier l’information, la rédiger puis la transmettre au public. Parce que ce roman est le fruit d’une longue observation de la société congolaise, même s’il s’agit d’une fiction. Le journaliste est avant tout un rédacteur, un spécialiste de l’écriture (y compris dans l’audiovisuel où les informations sont d’abord écrites avant d’être lues ou présentées).
Vous êtes également Directeur départemental du livre et de la lecture publique de Pointe-Noire : en quoi consiste cette fonction et quelle politique mettez-vous en place pour que le livre soit accessible à tous?
Cette fonction consiste à promouvoir le livre et la lecture dans ma zone de compétence qu’est le département de Pointe-Noire. Nous travaillons avec les auteurs et écrivains, les éditeurs, les imprimeurs, les libraires et tous les maillons de la chaîne du livre. Nous impliquons tout le monde dans toutes les actions que nous menons dans les écoles, les marchés, les hôpitaux, les casernes, les entreprises, les familles… Nous touchons toutes les couches de la population afin que chacun comprenne l’importance du livre et de la lecture. Que les adultes comprennent que s’ils ne lisent pas, leurs enfants ne liront pas non plus. C’est nous qui amenons le livre vers le public non le contraire à travers les concours de poésie, de nouvelles, de contes, les jardins du livre, les conférences autour de la littérature congolaise, etc. Cette attitude nous est imposée par la crise du livre et de la lecture que traverse le monde depuis quelque temps.
Des publications pour consolider toutes ces activités ?
Nous organisons des clubs de lecture et des soirées de lecture publique, bien entendu. Il y a aussi des jardins du livre, des cérémonies autour des journées à caractère international ou mondial portant sur le livre et l’écrivain. En juillet 2022, par exemple, nous avons publié un recueil de poèmes, Cet art qui s’en va nous le reprenons, avec les membres du club de lecture de l’école privée Ivan Mamingui de Mpaka, en collaboration avec Sophie Gilman et Pauline Segolat, deux Françaises vivant à Marseille (France). Nous sommes prêts à le faire avec beaucoup d’autres écoles.
Quel est l’apport des auteurs dans le partage de leurs expériences livresques?
Les auteurs de Pointe-Noire prennent une part très active à la promotion et de leurs œuvres et des idées à travers les exposés que nous organisons dans les écoles et dans les différents espaces culturels de la ville de Pointe-Noire. Réunis au sein du Salon littéraire Jean-Baptiste Tati-Loutard, ils achètent les livres des autres qui paraissent, ils communiquent autour de ces livres-là. Je crois qu’ils n’ont pas mieux à faire que cela.
Et si vous nous parliez du Festival International Kimoko?
Le Festival International Kimoko (F.I.K) est l’un des plus grands événements culturels du Congo. Il draine près de 10.000 spectateurs pendant une semaine chaque année, ce qui n’est pas rien dans une ville où les arts de la scène comme le théâtre, le conte et la danse contemporaine, sont loin d’être le premier souci de ses habitants. Mais grâce à l’équipe très dynamique que nous formons au sein d’un comité d’organisation de cinq membres et d’une dizaine de jeunes bénévoles, nous arrivons depuis 2004 à satisfaire les besoins des ponténégrins en termes de théâtre, ballet-théâtre, conte, danse contemporaine et musique urbaine. Des grands noms de la scène africaine y sont déjà passés : Defunzu, Michel Bohiri, David Noundji, Jeannette Mogoun, Valéry Ndongo, André Bang, Jean Fidèle Nzengui Nzamba, Kocou Yemadjé, Taxi Conteur, Gervais Lakosso, Mouambayi Kalengayi, la liste est loin d’être exhaustive. Après deux années de disette que nous a imposées la pandémie à corona virus, nous reprenons sûrement nos activités. La 14e édition du F.I.K. aura lieu du 24 au 27 janvier 2023 sous le thème « Théâtre et éducation ». C’est une édition de la relance qui ne recevra pas de compagnie étrangère, sinon que les artistes Brazzavillois et ceux de Pointe-Noire. Les préparatifs vont bon train malgré le manque de sponsors qui nous ont tous lâché à cause de ce fameux coronavirus.
L’écriture pour vous : un chant, un souffle nouveau pour un nouveau monde, ou un exutoire pour dominer les turbulences bouleversantes du monde présent?
Je crois que l’écriture pour moi est d’abord un chant. Parce que je suis membre de cette société chantée, de cette société où l’on exprime tout à travers le chant : la colère, la misère, la douleur, l’anxiété, la haine, mais aussi l’amour, la joie, le bonheur.
C’est parce qu’elle est chant que l’écriture chez moi est un acte spontané, qui doit s’exprimer de façon naturelle. Elle me permet d’exprimer ma sensibilité.
Un conseil aux jeunes qui aimeraient tracer leur chemin dans les pâturages de l’art d’écrire?
Pour toute personne qui voudrait se faire un chemin dans le domaine de l’écriture, si je peux me permettre de lui souffler un petit mot sous forme de conseil, je lui demanderai de lire, lire tous les auteurs qui lui tomberont dans les mains, pour voir comment ils ont écrit, non sans cesser d’écouter les battements de son cœur.
Propos recueillis par Marie-Léontine Tsibinda Bilombo
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